Sous le joug du passé : Colonisation, Esclavage & Histoire Expérimentale

« La colonisation est plus que la domination d’un individu par un autre, d’un peuple par un autre ; c’est la domination d’une civilisation par une autre » dénonçait en son temps Léopold Sédar Senghor. Emmanuel Macron a, quant à lui, récemment qualifié, lors d’une visite à Alger, la colonisation de « crime contre l’humanité » provoquant les émois de la droite. Au-delà de ces postures morales, on est en droit de se poser la question de l’impact de la colonisation, et notamment de l’esclavage, sur le développement des pays africains. L’histoire expérimentale permet de comparer quantitativement, et à l’aide d’outils statistiques, différents pays qui se ressemblent sous beaucoup de points mais diffèrent quant à la variable étudiée (en l’occurrence, l’étendue de la traite négrière). Une étude de Nathan Nunn, Professeur d’Économie à l’Université de Harvard, révèle que l’importance de l’esclavage est directement corrélée à un faible développement économique issu d’une instabilité politique. Cette tradition de recherche appelle à une réflexion historique basée sur des inférences justifiées par des faits statistiques.

Slave_Auction_Ad

L’Afrique a été victime, pendant près de 400 ans, de quatre traites négrières massives impliquant un mouvement d’environ 18 millions d’habitants vers l’Océan Indien, les pays subsahariens, la Mer Rouge et l’Amérique. On estime, entre autre, que 7 à 20% des passagers mourraient lors de la traversée de l’Atlantique. Il est difficile d’évoquer l’histoire coloniale française sans évoquer le commerce d’esclaves. De ce point de vue, l’Algérie n’a subi que l’esclavagisme transsaharien des arabo-musulmans. Aucune donnée n’atteste de la présence d’Algériens dans le commerce transatlantique, cette exception ayant pu participer à son développement rapide en comparaison d’autres pays d’Afrique de l’Ouest. Les données de Nunn, publiées dans l’ouvrage collectif « Natural Experiments of History », coédité par Jared Diamond, indiquent que pour la seule traite transatlantique, les ex-colonies françaises ont vu leurs ressources humaines affectées à hauteur de 2 millions d’individus (Mali, Tchad, Bénin, Sénégal, Togo, Burkina Faso, Guinée-Bissau, République du Congo, Cameroun, Côte d’Ivoire, Gabon et Niger).

Mais cette baisse a-t-elle un rapport avec le retard de développement économique et l’instabilité institutionnelle de ces pays ? Nunn a analysé la corrélation entre le revenu moyen par habitant en l’an 2000 et l’étendue de la traite négrière par pays et en a déduit que plus un pays a subit un export d’esclaves important, plus ce revenu s’avère faible aujourd’hui. Prendre en compte les règles ou l’identité du colonisateur (britannique, français ou autre) ne change rien à cette relation : le commerce humain, en général, fut un désastre économique. D’autres analyses révèlent que les pays qui étaient initialement très peuplés ont vu leurs populations particulièrement disséminées. Bien évidemment, ce modèle n’explique pas tout dans la variabilité de la croissance africaine, et d’autres facteurs ont dû contribués. Ce lien est cependant beaucoup plus fort que ce que l’on trouve en général en sciences sociales.

Par quel biais la traite des africains a-t-elle pu affecter à ce point le développement économique ? Les esclaves étaient généralement acquis par des guerres ou des raides entre villages, notamment. Les Européens ont beaucoup joués sur ces conflits intergroupes mais également au sein des groupes où les plus jeunes, lassés de la domination des vieux mâles, s’associaient à l’envahisseur pour renverser le pouvoir. Ces conflits internes ont eu pour conséquences de créer une instabilité politique et, très souvent, l’effondrement pur et simple de toute forme de gouvernement. Cette dynamique chaotique a pu expliquer la fragmentation ethnique considérable que l’on retrouve aujourd’hui en Afrique. William Easterly et Ross Levine ont défendu dans un article de 1997 dans le Quarterly Journal of Economics que des fragmentations ethniques importantes peuvent contribuer à des désaccords sur les politiques publiques, notamment en matière de biens publics tels que l’école, la santé ou les infrastructures, ces désaccords ralentissant considérablement le développement d’un pays.

Nathan Nunn estime que l’ensemble de l’Afrique se trouverait au même niveau que les autres pays en développement si la traite n’avait pas eu lieu. Son revenu annuel moyen se situerait entre 2679$ et 5158$ soit entre 46% et 181% de plus que le revenu actuel de 1834$ ! L’Afrique ne serait donc sans doute pas la région la plus pauvre du monde aujourd’hui si ce drame humain n’avait pas eu lien. Il faut que l’Europe participe à ce développement africain, non seulement par soucis de mémoire, mais également pour assurer la stabilité politique, migratoire et économique de ces régions. L’histoire expérimentale permet de discuter de ces problématiques en tentant de faires les meilleures inférences possibles en fonction des données disponibles.

2 thoughts on “Sous le joug du passé : Colonisation, Esclavage & Histoire Expérimentale

  1. Article de Médiapart plagié ou simplement inspiré ?

    Début Mars 2017, j’envoie ce papier à Médiapart qui traite de la colonisation et de ses effets économiques à long-terme notamment via les travaux de Nathan Nunn, Professeur d’Économie à l’Université de Harvard.

    On me répond, assez sèchement, que seul les tribunes de groupe sont acceptées pour ce genre de papier.

    Surprise ! Un mois plus tard, je vois un drôle de papier intitulé « Colonisation: un crime aux effets inépuisables » publié en solo par un journaliste de Médiapart (https://www.mediapart.fr/journal/economie/020417/colonisation-un-crime-aux-effets-inepuisables). Je me dis « intéressant, je vais sûrement y apprendre d’autres choses ». Après une belle intro historique qui n’a rien à voir avec les « effets » de la colonisation, je trouve justement cité, en page 2, les travaux de Nunn qui ressemble étrangement au résumé que j’ai fait à la fin de mon article. On y voit un lien vers sa page web sans aucune référence à un article précis et on dit qu’il a récemment actualisé ses papiers (ce qui est faux puisque ces données datent de 2010).

    L’auteur parle ensuite de la corrélation esclavage-développement africain sans jamais évoquer ni les variables confondus, ni les possibles médiateurs (instabilité politique notamment) et conclu (comme je l’ai fait) en conseillant de lire ces références (en moins précis puisque l’auteur ne cite pas le livre ci-dessous de Diamond & Robinson où Nunn a publié et que je vous recommande chaudement : http://www.hup.harvard.edu/catalog.php?isbn=9780674060197).

    Simple coïncidence ou plagiat éhonté ? Il est, dans tous les cas, assez triste de refuser des tribunes plus détaillés et plus sourcées pour en publier derrière des copies plus « littéraires » et moins « scientifiques ». Médiapart serait bien avisé à l’avenir d’associer les auteurs originaux de ces articles/idées ; cela améliorerait à la fois la qualité générale des articles et la coopération citoyen/journaliste dans l’intérêt de tous.

    Cordialement,

    Jordane Boudesseul

    Like

Leave a comment